Le Domaine

On n’associe pas immédiatement le Champagne avec l’agriculture durable ou avec des considérations écologiques et sociales. Pourtant, certains producteurs de Champagne se considèrent avant tout comme des paysans vignerons !
C’est le cas d’Alain Réaut que nous avons rencontré à Courteron, dans l’Aube, à la limite de la zone d’appellation Champagne.

Nous arrivons en fin de matinée dans le domaine des Réaut, un vaste hangar à matériel, quelques camions et une maison fraîchement terminée sous le toit du hangar. Le lieu nous surprend un peu et ce n’est pas la première surprise à laquelle nous serons confrontés.
C’est justement l’heure de passer à table, et bien évidemment, le repas commence par… une flûte de Champagne !
Alain nous fait déguster son Brut Tradition tout en nous présentant au reste de la famille, Thérèse, sa femme qui travaille avec lui, Laure la fille cadette, étudiante en droit international de l’environnement et Alexandre, l’aîné, qui s’installe sur l’exploitation après un stage de 6 mois en Australie dans un vignoble productiviste.

C’est donc une affaire de famille. Et bientôt, Alain nous apprend que c’est même l’affaire de trois familles puisque cela fait plus de quinze ans qu’il s’est associé à deux autres producteurs en biodynamie pour élaborer ce Champagne atypique.

Pour appréhender ce Champagne « non conventionnel », il nous faut comprendre les hommes qui l’élèvent :

C’est Jean-Pierre Fleury, un des trois associés, converti à la biodynamie depuis 1989, qui va amener ses deux compagnons de route à transformer leurs pratiques. Son père, Robert Fleury, était producteur de Champagne depuis 1929. Jean-Pierre apporte donc au trio le savoir-faire de la vinification et les infrastructures (cave, cuves, labo d’étiquetage, etc.) ainsi qu’une perception fine et rigoureuse de la démarche biodynamique.
Eric Schreiber, le deuxième associé, a travaillé quelques années chez Jean-Pierre, d’abord comme stagiaire, puis comme employé avant de passer responsable de la vinification. Il acquiert ensuite ses propres vignes et se lance à son tour dans la conversion en biodynamie, en 1990.
Alain Réaut, le dernier associé, est un gars du pays. Passionné d’engins mécaniques, il échappe au métier de transporteur lorsqu’il hérite des vignes de son père qui produisait du raisin et le vendait à la coopérative locale. Il poursuit cette production sans trop d’attrait jusqu’au jour où il s’associe avec les deux autres compères et décide de donner du sens à ses raisins. Les transformer lui-même, ça l’intéresse, mais à condition d’avoir quelque chose à dire sur son Champagne. Et pour pouvoir en dire quelque chose, il fallait qu’il soit original et d’excellente qualité. Pour cela, l’évidence un jour lui a sauté aux yeux : « tout commence dans le sol et dans le respect qu’on lui porte. C’est là que la différence se fait et que le terroir peut s’exprimer, quand les racines descendent en profondeur puiser jusque dans la roche mère son identité et sa typicité ». Conscient que les produits de traitement chimique tuent les sols en mettant la vigne sous perfusion, il décide à son tour, en 1992, de convertir totalement ses 10 hectares.
La voie des trois hommes était tracée et l’histoire de leur Champagne pouvait commencer…

C’est sans doute à partir de là qu’ils se virent attribuer le surnom de « trois mousquetaires » !
Bref, en 1992, ce sont 30 hectares de vignes menées en biodynamie qui vont se transformer en vin puis en Champagne.
Ils élaborent ce nectar ensemble et le commercialise séparément sous des appellations différentes.

Le plus beau dans cette histoire, c’est cette complémentarité qui permet à Alain, Eric et Jean-Pierre de mener chacun leurs vignes à leur manière tout en restant à l’écoute du reste du groupe. Cet objectif commun de qualité et une remise en question permanente leur permettent d’évoluer et de transformer leurs pratiques avec discernement. C’est le Champagne qui compte.
Comme nous explique Eric, qui s’occupe de la vinification, « les pratiques agricoles sont dictées par la dégustation. On mène nos vignes pour aboutir à tel ou tel résultat en dégustation. Et on goûte toujours à l’aveugle pour rester objectif. Cela nous arrive parfois de descendre nos propres vins mais c’est pas grave. C’est comme ça qu’on avance !».
C’est avec Eric que nous avons visité la cave. Il nous raconte ses vins l’œil brillant et le verbe haut. Toutes les parcelles et les cépages sont séparés afin d’avoir un choix le plus vaste possible au moment des assemblages. Il participe à toutes les dégustations sur la région Champagne afin de connaître le travail des autres et de pouvoir remettre le sien en question en permanence. Eric conserve également chez lui en « archive » les Champagne de toutes les années afin de voir comment il évolue dans le temps. Je descend avec lui à la cave et comprend alors, à sa façon de me parler des millésimes et autres BSA (Brut Sans Année) qui s’y trouvent que ce lieu est sa « bibliothèque ». C’est là qu’il conserve la mémoire de ses vins et de leur développement.
Comme il nous dit, « avant de faire du Champagne, on fait du vin. Du très bon vin. La Champagnisation les sublime. »

L’affaire d’Alain, c’est les travaux mécaniques. Il est étonnant de voir comment il concilie sa passion des machines avec une sensibilité très fine dans son rapport au vivant. Du coup, sa connaissance des gros engins techniques lui permet de véritablement les mettre au service de la vie et de son activité vigneronne.
Tenez, un exemple pour illustrer ça : une année, il décide de ne pas travailler le sol pour éviter le tassement de la terre dû aux passages de tracteurs. Résultat, lors des dégustations à l’aveugle, le vin issu de ses parcelles fait l’unanimité des trois associés. Il présente alors sa technique et nos trois compères décident d’acheter un ULM pour épandre les préparations biodynamiques plutôt que d’utiliser les tracteurs. Bien entendu, c’est Alain qui s’y collera. Il passe le brevet ULM et quitte à bûcher pour celui-ci, autant aller jusqu’au brevet de pilote, et quitte à passer le brevet de pilote, autant aussi passer les formations pour faire de la voltige ! Il est comme ça Alain. Il joint l’utile à l’agréable.
Du coup, c’est lui qui s’occupe de faire les composts et autres purins d’ortie pour les 30 hectares de vignes, d’épandre les préparations en ULM, d’acheminer les tracteurs sur les différentes parcelles pour les travaux du sol qu’ils restent à faire, etc.

Alain nous explique leur façon d’aborder la biodynamie, le fait d’intensifier la vie du sol par les labours, les griffages et l’apport de compost. Et puis la dimension plus subtile qui considère la plante sans son environnement global : l’atmosphère jusqu’aux couches supérieures du cosmos, les planètes, les astres. En effet, la vigne organisme vivant, ne se nourrit pas seulement des forces « d’en bas », venant de la terre, mais aussi et surtout de celles « d’en haut » : air, lumière et chaleur. Les traitements sont des préparations de type homéopathique à base de plantes (ortie, prêle, achillée, valériane) et de minéraux (silices). Elles peuvent par exemple intensifier l’enracinement de la vigne jusqu’à la roche mère d’où seront extraits les arômes les plus subtils du terroir.
Il intègre dans son calendrier des travaux les rythmes planétaires et optimise ainsi l’efficacité de ses interventions.

Lorsque nous nous baladons dans les vignes avec lui, il est étonnant de constater la différence entre ses parcelles et d’autres, menées en chimie. Sur les parcelles conventionnelles, les espaces entre les vignes sont ravinés par les pluies du fait que le sol tassé n’absorbe pas l’eau. Le sol des parcelles d’Alain est aéré et la terre est grumeleuse comme un sol de sous-bois. Dans les coteaux, c’est le plus marquant. L’eau qui dévale entre les rangs des vignes chimiques entraîne la couche supérieure de terre. On observe alors des rigoles profondes qui mettent à nu une partie des racines. On a presque l’impression de voir des vignes hors-sol qui ne tiennent que par les fils de fer !!! Celles d’Alain sont bien ancrées dans un sol meuble et bien aéré qui absorbe l’eau. Malgré la pente, la terre n’est pas entraînée.

Après cette balade très instructive, Alain nous amène faire un tour en ULM histoire de voir du dessus à quoi ressemble la région de Courteron. C’est sacrément intéressant de prendre un peu de hauteur. On s’aperçoit à quel point l’agriculture participe à l’aménagement du territoire et à la création des paysages. On s’aperçoit aussi à quel point les grandes cultures désertifient les campagnes. Seuls quelques énormes silos viennent ponctuer ça et là des centaines d’hectares de cultures céréalières…

Notre séjour à Courteron a été des plus agréables et la rencontre avec la famille Réaut, très chaleureuse. Le Chemin se poursuit et il nous faut maintenant faire partager ce magnifique Champagne aux prochains producteurs… C’est ainsi que le lien se tisse. Partage de terroir, de parcours de vie, de connaissances et d’expériences.

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